C’est le philosophe slovène Slavoj Žižek qui appréhende cette nouvelle normalité dans son dernier ouvrage La tempête virale, où il donne sa vision du monde déconfiné: “nous sommes dans une sorte “d’épochè, une suspension imposée de notre vie sociale” dit-il en référence à la “suspension du jugement” chère à la philosophie antique. Nous avons été confronté, poursuit-il, au spectacle impressionnant de “matière” inerte et dysfonctionnelle comme les magasins, les bus et les avions privés de leur fonctionnement. La nouvelle normalité devra être construite sur les ruines de nos anciennes existences, ou alors nous nous retrouverons plongés dans une nouvelle barbarie.
La pandémie aurait porté un coup fatal au capitalisme global pour Slavoj Žižek qui multiplie les exemples imagés pour décrire notre situation comme des chats de dessins animés qui continuent de courir au dessus du vide. Pour le philosophe, notre futur proche donnera lieu à un “authentique conflit”, je cite, opposant diverses visions globales de la société : le populisme barbare, le screen new deal, c’est à dire une société où les besoins sont satisfaits par internet et par des drones, et le nouveau communisme” qu’il appelle de ses vœux, alliant solidarité globale et entraide des communautés à l’échelle locale.
Lier le global et le local, c’est l’enjeu d’un des secteurs les plus impactés par la crise alors que nous nous approchons à grand pas des vacances d’été : le tourisme. Dans un article du Guardian, le grand reporter et écrivain Christopher de Bellaigue se demande si nous assistons à la fin du tourisme tel que nous l’avons connu. Il décortique pour cela l’impact du confinement de la moitié de l’humanité sur des villes comme Venise, Barcelone ou Dubrovnik en Croatie. Sur des pays comme le Kenya, la Géorgie ou l’Indonésie. Il approche les bons et les mauvais points d’un tourisme de masse “versus” un tourisme de qualité. Le virus nous a donné le tableau, à la fois terrifiant et magnifique, d’un monde sans tourisme explique t-il. L’absence de tourisme nous a obligés à réfléchir aux moyens par lesquels l’industrie peut se diversifier, s’indigéniser et réduire sa dépendance à l’égard de la catastrophe brillante et séduisante qu’est l’aviation mondiale. Aussi destructeur soit-il, conclut Christopher de Bellaigue, le virus nous a offert la possibilité d’imaginer un monde différent, un monde dans lequel nous commençons à décarboniser et à rester local.
Le local, ou l’expression de notre vertu renouvelée dans cette nouvelle normalité.
“Renforcer le local pour bâtir “le monde de demain”.
“Pour vivre heureux, vivons décentralisés” : dans libération, le journaliste Nicolas Celnik s’intéresse aux synonymes de ces adages qui pullulent dans les tribunes et les discours politiques ces derniers mois : municipalisme, biorégionalisme, décentralisation, démondialisation, et localisme.
Et c’est ce dernier né qui intéresse particulièrement le journaliste qui en remonte le fil politique puisqu’il “glisserait subtilement”, nous dit-il, “vers un discours identitaire”. Ou comment le souverainisme se drape de vert dans notre “nouvelle normalité”. Le journaliste interview le spécialiste des politiques environnementales Aurélien Berrier, qui répond également aux questions du magazine Usbek et Rica : “Jusqu’à récemment, le discours libéral était celui de la mondialisation heureuse”, explique l’auteur de L’Illusion localiste. “Cet eldorado s’est effondré, s’installe donc un autre discours : celui du localisme heureux”. Redonner du pouvoir au local, prévient l’essayiste, c’est une espèce de rideau de fumée pour cacher le fait que les pouvoirs publics se désengagent tout en imposant l’austérité aux collectivités locales. Il faut, selon Aurélien Berrier retrouver notre souveraineté [qui contrairement au souverainisme], est la capacité d’une communauté politique à décider de ses orientations politiques. Il ne saurait donc y avoir de localisme heureux sans un changement profond de nos États.
Mais comment communiquer à l’échelle de toute la population afin d’éviter, autant que possible, la catastrophe climatique ? Dans la revue Esprit, l’enseignant à Sciences Po Antoine Ardy s’interroge en particulier sur les expression qu’il faudrait utiliser. Selon lui, il faudrait d’abord abandonner certaines expressions comme le « changement climatique” puisque le changement peut être passif, mais aussi le terme de « crise”, qui évoque à tort un retour en arrière et ainsi toutes les déclinaisons de la « guerre »,. Il faut donc trouver de nouvelles façons de parler du phénomène, poursuit Antoine Ardy, qui appelle à ne pas se contenter de slogans, mais à, je cite, « multiplier les formes d’expression et d’intervention pour appréhender ce que nous vivons« .
Trouver les expressions et les mots justes. Les mots, encore les mots, toujours les mots et des centaines de tribunes et de publications depuis le début de la crise sanitaire. Un tourbillon qui pourrait nous donner envie de « prendre du recul », voire “de nous ressourcer pour mieux sortir de notre zone de confort”, “faire la paix avec soi même” et mieux affronter cette nouvelle normalité.
Que nenni, nous dit Géraldine Mosna Savoye cette semaine dans les derniers épisodes de son contre-manuel de la philosophie sur France Culture. La productrice du journal de la philo décrypte les injonctions contradictoires de la culture du développement personnel. Quelles injonctions se cachent derrière la prise de recul? À quoi bon faire la paix avec soi même ? Autant de réflexions qui pourront nourrir un été où nous aurons, je l’espère, l’occasion de nous “ressourcer”, c’est à dire selon Géraldine Mosna Savoye, de revenir à la source et se demander sans cesse pourquoi on veut tant tenir.
À bien les considérer, les mots sont pleins de ressources. Et ils pourraient bien nous permettre de penser la meilleure des “nouvelles normalités”, locale ou pas, et de passer je vous le souhaite, le meilleur des étés possible.
Par Mattéo Caranta.
Source : France Culture, 20 juin 2020