Sur le fil d’un rasoir chinois

Depuis 18 mois, nous avons été surmenés, malmenés, terrorisés pour certains, puis, épuisés et frappés d’impuissance, nous nous sommes recroquevillés pour souffler un peu. Et petit à petit, nous nous sommes réfugiés dans le plus petit cercle de nos vies, de vies qui ne se conjuguent plus qu’au présent.

Mais au fond de nous, nous savons tous que nous vivons quelque chose d’énorme, d’où ce texte, que j’ai d’abord écrit pour moi, comme pour réaliser que ce qui ressemble à un roman de science fiction est en fait la réalité… pour de vrai.

Contre vents et marées (+ inondations, incendies et autres évènements climatiques), le monde continue sa course folle au rythme du virus, et nous, héritiers du mouvement des lumières fiers de nos penseurs et de nos philosophes, citoyens du pays d’Hugo, de Montaigne et de La Boétie et, excusez du peu, créateurs de deux statues de la liberté (une petite chez nous et une grande aux USA), nous traversons un moment particulièrement périlleux.

Rappelons nous.

Il y a seulement 18 mois, seule la République Populaire de Chine était dotée d’un régime puissant et autoritaire armé d’outils sophistiqués de surveillance permanente de ses habitants, au moyen de technologies intrusives réduisant drastiquement les libertés individuelles et « triant » les bons et les mauvais citoyens. Ce « système » était alors un repoussoir pour le monde occidental et il n’y avait guère que les chinois pour accepter un pareil régime sans broncher, au nom de la collectivité.

C’était loin, très loin, sur une autre planète. Ce ne pourrait jamais être notre « culture ». Nous étions des « démocrates ».

C’était il y a seulement dix huit mois et nul n’aurait alors cru que notre tour viendrait si vite.

Le « passe sanitaire », c’est à terme l’application reine de nos smartphones (on ne va quand même pas continuer à couper des arbres pour un QRcode en papier). Sans smartphone point de salut, une simple batterie qui flanche suffira à nous foutre les chocottes au moment de passer une frontière, voir nous attirera des complications et d’éventuelles restrictions/punitions dans notre vie quotidienne.

L’oubli, le vol ou la perte de notre sésame deviendra une préoccupation de tous les instants, notre vie sociale tout entière dépendra de notre téléphone « intelligent », seul garant de notre identité. Sans iPhone, t’es plus personne.

Vous pensez (ce n’est pas encore un délit) que le passe sanitaire sera éphémère ? Qu’il sera abandonné sitôt la « guerre » contre le virus gagnée ? Qu’il n’y aura plus jamais de méchant ennemi invisible pour nous empoisonner la vie ? Vous pensez peut-être que le dégel du permafrost « qui pourrait ramener à la vie des virus disparus dont nous ne savons rien » est un truc de complotiste ?

Le penser serait ne pas avoir conscience de l’essor exponentiel des sciences et des technologies et de l’infinité d’usages qui peuvent en être fait… et mal fait. Le penser serait douter de l’appétit vorace des ogres numériques jamais rassasiés (Google, Amazon, Microsoft et toute la clique) et de la puissance des acteurs du marché de la sécurité… et de la santé.

Le penser, c’est enfin croire qu’aucun évènement nouveau ne vienne perturber la machine une fois la « crise » passée et le virus terrassé.

L’application créée pour « protéger » sera petit à petit enrichie de nouveaux services, pour toujours plus nous connecter, nous intra-connecter, pour « nous faciliter la vie », pour « sauver la vie », et petit à petit, notre petit compagnon sera devenu notre guide, suprême, seul digne de confiance, pendant que sous nos masques tristes nous serons diminués, humains égarés, dispersés dans le cloud.

Ce « pass » ne sera qu’une étape intermédiaire car une nouvelle technologie palliera vite à cette contrainte soulante de devoir sortir son smartphone/prothèse pour faire tout et n’importe quoi. Le passe intégré sera « smart », il sera le symbole de la nouvelle humanité.

Nous serons informés en permanence, et nous informerons… en permanence. Et peut-être qu’un jour, nos cerveaux ramollis et délocalisés ne seront plus bons qu’à suivre les directives d’un grand cerveau artificiel. Pour notre bien.

Nous, l’humanité, qui sommes partis de loin, qui nous sommes redressés, qui avons exploré, bâti, détruit, reconstruit, qui avons fait grandir notre espèce, qui avons inventé de multiples langages, qui nous sommes mélangé, qui sommes devenus des Homo Sapiens Sapiens dotés d’un cerveau de pas mal de cm³… pouvons nous admettre que notre vie quotidienne soit rythmée par des intelligences artificielles et que nous soyons triés par des algorithmes ?

Pouvons nous tolérer que l’on ne s’adresse plus à nous mais à nos smartphones ? Que peu à peu, ce qui fait de nous des humains migre dans des boitiers électroniques ?

L’intelligence humaine, aidée en plus de l’artificielle, peut se mettre au service du meilleur… mais aussi du pire et si nous abandonnons notre intimité et bradons notre espace public, bientôt ce sont les chinois, aguerris, qui vont nous filer des tuyaux pour vivre au mieux, dans un régime cloné sur le leur.

Qui sait si, en vacances en France, ils ne vont pas se moquer de nous ?

Nous vivons les derniers instants de « la vie d’avant », d’une vie à la mode occidentale, nous voici « en marche » forcée dans le brouillard, à vive allure vers un futur incertain et quelque peu inquiétant. La technologie et les sciences progressent à la vitesse des machines, sans se soucier des besoins essentiels de l’humanité ni de son temps biologique. Sans se soucier de nous, déjà trop ringards dans nos enveloppes de chair.

Autrement dit, il est grand temps de réaliser que, vaccinés ou pas, nous entrons TOUS dans un monde totalement inédit pour nos démocraties modernes et que nous ne sommes pas dans un jeu vidéo. Allons nous abandonner la partie ? Pour un vulgaire « passe sanitaire » ?

Accordons nous un moment pour penser qui nous sommes et ce que nous ne souhaitons pas devenir.

Parce que nous humains, malgré nos défauts, nous le valons bien.

El Luna